Il y en a de drôles, quand même !

Nous nous suivions pas à pas ce jour-là,

ou plus précisément par soucis de description réaliste, roue à roue sur le goudron frais du matin, dans le calme réveil de la vie citadine .

Nous suivions les capots , derrière nos vitres embuées, chloroformés de très bonne heure par le réveil obligé, automates plongés dans la rue, les pieds froids des voitures encore engourdis sur l’asphalte gelé, tels des funambules tirés par un fil vers des lieux mystérieux, conduits par l’habitude dans le silence sonore de la ville en éveil.

Je suis moi-même un de ces moutons gainés parmi tant d’autres. Le brouhaha du lever du jour fait le reste et me pousse simplement vers la route habituelle du travail.  La voiture trouvera bien son chemin toute seule, depuis que j’en fais la trace.   images

Ainsi, fort de ces certitudes cotonneuses, je suis d’autres voitures ralentissant à l’entrée du rond point et  je reprends un peu d’attention, le temps de m’engager à mon tour. Là, devant moi, une  petite  auto noire  a entamé son entrée et tourne. Je la suis négligemment doucement à cette heure en sommeil. J’aperçois  au passage d’un virage, un coude et un bras posés sur la vitre baissée.

Puis aussi soudainement que le matin se lève, le bras apparaît, s’étend au dehors et dans un mouvement vif, jette quelque chose. Cela ressemble à une boule de papier au passage du carrousel, sur la verdure du rond. On dirait un papier rose, au rose vif presque blessé, cadeau défait d’une conquête larguée par son conducteur .
Geste de triste fin ou de noblesse dans le petit matin blême? C’est comme s’il voulait laver dans l’aube, sa nuit, une douleur ou un autre passé.
Puis la voiture sort du cercle, elle emprunte la rue de traverse et file sans plus se presser vers d’autres aubes moins défaites. Je passe à mon tour dans le rond, vaste Carrousel où l’envie me vient d’accrocher un rail invisible et de me laisser guider au petit matin clos, par le manège géant pour tourner sans fin, juste le temps de m’éveiller.

Mais je dois prendre la rue de traverse, pourtant éberlué de ce geste si peu rural d’un ignorant des règles d’usage et de propreté. Oser jeter un papier sale sur le velours vert! Mais de quel genre, quelle race humaine est ce voyageur de passage, parmi ses congénères qui se hâtent, endormis chacun, vers leur lieu de travail.

Ma conclusion hâtive faite, je passe à proximité du lieu du crime et sitôt vu, sitôt revoit mon jugement. En fait de papier, c’est une fleur, un cadeau à peine flétri, juste une tête de rose cueillie, meurtrie au cou encore vert de la lame, d’une mort toute fraîche à l’aube annoncée, lancée là négligemment, par l’individu suspect que je croyais l’instant d’avant, classer parmi les criminels de la pire espèce.

Je lève alors les yeux, ragaillardi par le souvenir de ce geste soudain, jet volontaire en fait, sur le rond de pelouse étroit, et là, au centre de la pelouse soignée et interdite, grimpe un socle surmonté de quatre géants de pierres, sculptés en plein combat.

Pour qui ce matin-là l’inconnu jeta t-il la fleur ?

Regret d’une nuit tendre, ou adieu sangloté, digne signature d’un anniversaire, cadeau à des soldats morts pour leur patrie, serment de loyauté familiale et marque en souvenir d’un aïeul estimé… voilà que tout à coup les interrogations diverses encombrent mon esprit, éveillé par le charivari des secondes précédentes. Et je pense poursuivre l’inconnu à la voiture noire. Mais je cherche alentour la carrosserie étincelante, en vain, elle a disparu et je reste sur ma fin, les questions dans les yeux et le souvenir diffus du geste de noblesse, d’oubli, de regret ou d’estime, je ne le saurai jamais.

          Au moins acheva t-il d’éveiller tout à fait mes sens et d’emballer le début de journée.

       Un joli brun d’humeur, à la barbe de ses congénères,  égayant soudain le matin lourd  et plat,  des plus belles pensées aux rayons du soleil.

 

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